Tregéy et la sécurité dans le travail social

Et la sécurité dans le social….. On en parle ?

Quand nous travaillons dans le social, les frontières entre la dimension personnelle et  professionnelle sont parfois très minces, pour ne pas dire dans certains cas, inexistantes. Nous sommes confrontés à des personnes en difficultés et en grande souffrance, qui témoignent chaque jour de leur impuissance, de leur parcours de vie traumatique, de leur sentiment d’injustice et, de plus en plus, de leur folie. Nous sommes témoins mais aussi acteurs de toute cette souffrance et bien entendu nous ramenons un peu de tout ça lorsque nous rentrons chez nous après le travail. C’est un métier prenant, passionnant, mais aussi fatiguant moralement et insécurisant, voire parfois dangereux.

Au cours de mes années au Diaconat dans différents dispositifs, qu’ils soient CHRS, médiation locative, Maison relais ou CAU, la question de la sécurité dans notre travail s’est toujours posée. J’ai pu me faire agresser verbalement et physiquement. J’ai parfois dû user de la force pour contenir un individu afin de protéger les autres ou moi-même. J’ai pu avoir peur à de nombreuses reprises, mais pour l’instant… rien de vraiment grave… mais jusqu’à quand ? Je parle pour moi bien sur, mais nous savons tous que c’est le lot de nombreux travailleurs sociaux et que beaucoup ont vécu des expériences mettant en péril leur sécurité. Certains s’en remettent, d’autres pas….

Si aujourd’hui je souhaite en parler, c’est qu’à Trégey nous y sommes souvent confrontés…

L’urgence est le dernier filet qui retient les gens d’une véritable exclusion sociale ; mais nous le savons, nous manquons cruellement de places pour que tout le monde puisse dormir à l’abri. Les personnes « tournent » sur les différents foyers de Bordeaux et en général lorsqu’ils arrivent au terme de leur accueil, ils savent qu’ils vont dormir plusieurs nuits à la rue avant de se voir réorienter sur un autre foyer.

Tout cela génère maltraitance, souffrance, frustration, injustice et violence dont nous devenons, nous travailleurs sociaux, les réceptacles et parfois les victimes.

Tout le monde peut être orienté sur Trégey. Chaque jour le 115 voit arriver de nouvelles personnes sur le territoire en besoin d’hébergement et dont nous ne connaissons rien. Ce sont généralement les structures d’accueil d’urgence qui rencontrent, évaluent et se confrontent à des publics parfois dangereux ou complètement fous.

Le travail en CAU est donc très difficile et il n’est pas toujours évident de laisser toutes ces histoires de vie derrière nous lorsque nous rentrons chez nous. Il nous arrive régulièrement de devoir poser des sanctions si les personnes ne respectent pas les règles du centre. Nous refusons des entrées lorsque les personnes sont en état d’alcoolisation pouvant mettre à mal le collectif de l’établissement. Nous devons en permanence penser à la sécurité de l’ensemble des résidents, mais on oublie souvent notre propre sécurité. Nous pouvons nous faire insulter, menacer, régulièrement. Il est arrivé que des bagarres éclatent et que nous intervenions physiquement pour protéger les autres, sortir manu militari un individu qui met la sécurité de tous en péril. Mais qui sommes nous ? La police ? Des maitres Kung Fu ? Nous n’avons pas normalement à nous mettre en danger, le protocole prévoit d’appeler la police. Mais le problème est que lorsqu’un conflit éclate ou qu’un  individu « pète un câble » nous devons intervenir sur l’instant. Parfois la police a pu intervenir rapidement mais généralement elle arrive trop tard. Le temps d’intervention varie de 30min à 45min.

Avec 60 personnes au bout du rouleau – sans parler de ceux déjà partis du côté obscur – il peut s’en passer des choses….

Je voudrais donner quelques exemples d’incidents qui se sont passés récemment à Trégey et qui témoignent de l’insécurité mais aussi de l’intrusion de la vie professionnelle dans la vie privée.

Dimanche 05 juin vers 19H un résident se présente très alcoolisé au portail et chancelant. Mr est hébergé sur Trégey depuis 15 jours et commence une prolongation dans le cadre de l’emploi, car il vient d’obtenir un CDI. Ses objectifs de prolongation sont le maintien dans l’emploi, mais aussi un respect des règles du centre qu’il avait tendance à mettre par ses conduites addictives. En effet lors des 15 premiers jours Mr avait l’habitude de consommer de l’alcool et d’être assez virulent. L’équipe était inquiète du comportement de Mr, nous sentions un individu vraiment border-line prêt à exploser. Il avait été exclu d’un autre foyer pour violence et dégradations. Il s’était engagé à être un autre homme avec l’obtention de son contrat de travail, d’arrêter de boire. Nous avions convenu avec lui que suivant son état nous pourrions lui refuser l’entrée dans le centre.  Les premiers temps il a tenu, nous surprenant par son changement d’attitude, jusqu’à ce jour… L’équipe l’informe au portail qu’il ne peut entrer au vu son état et lui renvoie l’engagement pris ensemble. Mr se met à hurler devant le centre et à insulter de tous les noms la collègue en poste au portail. Le problème que nous rencontrons dans une telle situation est le fait que d’autres résidents arrivent et que nous devons leur ouvrir le portail pour qu’ils entrent dans le centre. Résultat des courses un quart d’heure plus tard Mr en profite, poussant un autre collègue venu en soutien lors de l’ouverture du portail et pénètre dans le centre comme un fou !! La peur envahit l’équipe qui renvoie à Mr la gravité de ses actes, par chance il accepte de ressortir. L’équipe appelle la police qui arrivera 45 min plus tard. Depuis tout ce temps l’équipe se fait insulter, menacer de mort, de viol. «  Tu vas voir je vais t’attendre jusqu’à minuit et je vais te violer et te tuer. » Devant la police, Mr continuera à menacer l’équipe et s’en prendra même verbalement à la police. Lorsque l’équipe interroge cette dernière sur le fait de son interpellation, la police dit ne pouvoir rien faire s’il n’y a pas de dépôt de plainte.  Elle rajoute même à l’équipe «  si vous avez 3H à perdre on peut vous accompagner porter plainte ». De nombreux résidents sont témoins de tout ça et nous pouvons nous interroger sur le message que cela renvoie. Finalement la police demandera à Mr de quitter les lieux puis partira sans aucune certitude qu’il ne reviendra pas à minuit comme il l’a dit…..

Les travailleurs de Trégey sont nombreux à utiliser les transports en commun pour rentrer chez eux. Ils me disent souvent avoir vu ou rencontré tel ou tel résident sur leur trajet ou durant leur temps de repos, en ce promenant en ville. Ca fait belle lurette que depuis que je travaille au Diaconat, je m’interdis certains quartiers de Bordeaux pour ne pas que ma vie professionnelle intervienne sur ma vie privée. La plupart du temps les résidents sont respectueux, mais dans une telle situation, nombreux sont ceux qui ont peur de rencontrer ce Mr en ville ou dans le tram. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas osé porter plainte, de peur de se faire agresser par cet individu en le croisant à Bordeaux.

« Quand on travaille à Trégey on ne se promène plus à Bordeaux comme avant… »

Voilà où la frontière entre la dimension personnelle et professionnelle devient très mince, voire inexistante. Bordeaux n’est pas grand et nous accueillons beaucoup d’individus en grandes difficultés. Des profils comme cette personne sont très inquiétants de par leur extrême violence. Nous avons décidé, en équipe et avec l’appui de la direction, de ne plus jamais accepter ce Mr sur un de nos dispositifs.

Un autre exemple criant de vérité et illustrant ces propos : Vendredi 12 Août, une surveillante de nuit va au Super U des Capucins. Dès qu’elle entre dans le magasin elle rencontre 2 jeunes régulièrement accueillis avec qui elle n’a eu aucun conflit auparavant. Ils s’avancent vers elle et lui serrent la main pour lui dire bonjour. Puis 1 des 2 lui attrape le col avec les 2 mains, serre puis la secoue et lui dit «  tu fais moins la maline maintenant que tu es toute seule en dehors de Trégey ». Elle le repousse mais il revient à la charge, il la contient en lui serrant cette fois-ci les 2 bras puis la relâche tandis que son collègue lui dit « chouf » afin de garder un œil sur elle. Elle est restée un moment dans le magasin attendant qu’ils partent craignant pour sa sécurité à l’extérieur. Elle s’est rendue tout de suite au commissariat des Capucins qui lui ont dit que vu la nature de l’incident, il n’y avait pas à porter plainte et que de toutes façons cela n’aurait aucune conséquence ou utilité. Devant un tel investissement et prise en considération de l’agression qu’elle venait de subir, elle est repartie sans porter plainte, dépitée. Nous avons informé le 115 que n’accueillerons jamais plus ces 2 personnes.

Tout cela génère de l’angoisse chez les salariés de Trégey ; ils sont exposés à croiser des résidents dans leur vie personnelle avec parfois un risque de débordement ou d’intrusion dans leur vie privée. Cette salariée a été très choquée, depuis elle s’interroge quant au fait de changer de métier, afin d’en trouver un plus sécurisant. Elle ne sera pas la première ni la dernière malheureusement à quitter le secteur du travail social à cause de l’insécurité qu’il génère.

Une autre collègue a dû, il y a quelques mois, déposer une main courante contre un résident, ce dernier la suivant et s’étant renseigné sur son lieu d’habitation et ses occupations durant son temps de repos. Nous avions été alertés également par l’EMPP (Equipe Mobile de Psychatrie et Précarité) du discours inquiétant de ce Mr, complètement obnubilé par notre collègue. Dans son intérêt et celui de notre collègue nous avons demandé au 115 qu’il ne soit plus orienté sur Trégey.

Certains salariés font des cauchemars, d’autres ont des difficultés à dormir. Certains tombent en dépression, d’autres préfèrent partir avant…..

Heureusement ils en restent qui vont bien … mais jusqu’à quand ?

 

Vincent Dupuy

Chef de service CAU Trégey

 

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