Crise d’identité

Je travaille au CHRS des Capucins depuis plus de 10 ans maintenant.

Tout une histoire.

Avant le Diaconat de Bordeaux, c’était une résidence sociale, ouverte en 1995 à l’initiative de la Coordination des Sans Domicile Fixe. Une sorte d’initiative citoyenne autogérée. Une utopie qui n’a duré que 3 ans. Un ovni dans le petit monde du social. A la demande de la DDASS, le Diaconat de Bordeaux a hérité de sa gestion en 1998. On peut parler de la première pierre en matière d’hébergement pour le Diaconat, peut-être même de l’impulsion qui a entrainé la création du CHRS Mamré, puis des Maisons Relais Sichem et Béthel.

Au bout de 10 ans, j’ai développé un rapport affectif à ses vieux murs. En 10 ans, les locaux ont évolué, notre travail a évolué. Quand je suis arrivé en 2005, nous inventions encore notre travail, nous bricolions des solutions : peu de procédures, pas de SAIO, de contingent prioritaire, de demande de renouvellement d’hébergement, de bilan ou de synthèse régulière. Nous nous débattions avec des locaux vétustes, nous changions les ampoules et débouchions les toilettes entre un dossier CAF et une demande de titre de séjour. Nous avions des murs orange, nous fumions dans les bureaux. Nous avions un jardin potager au Bouscat, c’était chouette de manger nos propres légumes, même si cela signifiait manger de la citrouille tous les jours pendant deux semaines. Et puis, il y a la cohorte des résidents qui se sont succédés dans ces chambres, et ceux qui sont présents aujourd’hui. Ces résidents que nous voyons se lever, avec qui nous mangeons, à qui nous souhaitons bonne nuit, ces résidents avec lesquels nous rions, que nous voyons pleurer, ceux que nous soutenons dans les moments difficiles, ceux dont nous partageons la joie (et les courbatures) d’un déménagement dans un nouveau logement, le soulagement d’obtenir un titre de séjour.

Tant d’histoires, tant de visages, de noms, les enfants que nous avons vu grandir, les horizons lointains que nous avons évoqués dans nos petits bureaux, les guerres fuies, les vies reconstruites, les mariages, les naissances. Ça n’a pas été toujours facile, il y a eu des engueulades, de la bagarre, la police, les pompiers parfois. En 10 ans, il y a eu aussi une évolution des politiques publiques, du réalisme économique, du souci d’efficacité, de la coopération interne et externe, des projets (projets d’équipe, de service, personnels, de formations, de développement), des procédures, des actions à mener, des évaluations internes et externes, de la participation, du partage d’information, de la mutualisation.

Nous nous sommes adaptés, formés, engueulés, positionnés, serrés les coudes. Nous avons réfléchi, discuté, débattu, manifesté, inventé, appris de nos erreurs, nous avons acquis une reconnaissance, nous sommes presque devenus des experts. Nous avons vécu, nous avons vieilli. Mais la maturité et l’expérience n’enlèvent rien à l’idéal et à la détermination. Nous avons été aussi à l’image des Capus : hauts en couleur, braillards, râleurs, brouillons, pas aseptisés mais ouverts à la différence, humanistes, tolérants, accueillants. Je crois que nous avons été bons, je suis sûr que nous avons été beaux, j’espère que nous le sommes encore.

Aujourd’hui nous nous préparons à changer de quartier.

Nous allons quitter celui qui nous ressemble, dans lequel j’habite aussi. Notre petit village dans la grande ville. Nous allons quitter les commerçants d’à côté, mais aussi ceux du coin et ceux d’en face. Nos voisins. Alors bien sûr il y a un peu de nostalgie, voire du sentimentalisme.

Mais aussi de l’enthousiasme : une évolution nécessaire, un nouveau départ, de beaux locaux neufs, spacieux et adaptés, peut-être une nouvelle façon de travailler, de nouveaux partenaires… Mais qui allons-nous devenir ? Nommer une chose, c’est la définir. J’aimais bien être du CHRS des Capucins, je suis moins enthousiaste à l’idée d’être du Pôle Social de Bordeaux, une appellation qui n’a pas grand sens si on y réfléchit deux minutes. Car même si nous sommes colocataires avec la Halte de nuit et les Restos de cœur, LE Pôle social de Bordeaux, c’est un peu gonflé quand même.

Pôle dans le sens « lieu qui attire », j’y crois pas trop, à part la misère, je ne vois pas ce qu’on va attirer, et ceux qui sont chez nous ont plutôt envie d’en sortir (et c’est bien). Pôle dans le sens « partie extrême » peut-être, mais extrême précarité alors. Le CHRS Ravezies ou le CHRS Alfred Daney, ça a l’air moyen, va falloir un peu de temps pour s’y habituer. Et puis ce n’est pas un nouveau CHRS, c’est juste un CHRS qui déménage.

Je n’ai pas changé de nom en quittant le Béarn pour la Gironde. Pourquoi ne pourrions-nous pas continuer à nous appeler le CHRS des Capucins ? C’est vraiment trop demander, un peu de respect pour notre histoire, même s’il n’y a que nous à la connaître ? Ça serait plus simple pour tout le monde, pour nos partenaires, ceux qui appellent au sujet d’anciens résidents, nous garderions nos adresses électroniques.

Et puis ça m’évitera une autre crise d’identité : je viens d’avoir 40 ans et je me remets à écouter du Rock’N Roll un peu fort.

Christophe, du CHRS des Capucins.

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