Cette semaine, ma chef de service m’a fixé rendez-vous pour notre entretien professionnel bi-annuel. Pour me permettre de le préparer au mieux, elle m’a fourni la trame de cet entretien, où il est beaucoup question de projets : projet de formation, projet d’évolution professionnelle. Mince ! J’aime mon travail, et je croyais naïvement que ça suffisait, alors je n’ai pas fait de projet…
En rentrant chez moi, je trouve une lettre de mon banquier qui me demande si j’ai des projets, car mon banquier est gentil et me propose de me prêter de l’argent pour les réaliser. Une fois encore, je n’ai pas de projet.
Plus tard dans la soirée, un ami me demande si j’ai des projets pour le week-end. Toujours pas de projet, je pensais juste profiter au mieux du week-end, en fonction de la météo.
Zut alors, j’étais jusque-là assez satisfait de moi-même, plutôt heureux et sans trop d’ambition, et tout d’un coup je me rends compte d’un manque abyssal dans ma vie : je n’ai pas de projet ! Ni projet professionnel, je croyais que travailler était suffisant, ni projet de vie, pensant que vivre n’était pas si mal (genre carpe diem), même pas le projet d’acheter une voiture, car je n’avais pas compris que consommer pouvait être un projet.
Ah si ! J’ai le vague projet de diminuer la clope. Ouf, sauvé ! Moi aussi je suis dynamique, acteur de mon développement personnel.
Heureusement que je n’ai jamais réussi à arrêter de fumer, sinon je n’aurais pas de perspective d’évolution personnelle. Du coup, je vais continuer à fumer pour que le projet d’arrêter me dure longtemps. Pourtant j’aurais dû la voir venir, l’injonction d’avoir un projet : il y en a partout, il y a des projets de services au Diaconat, des projets d’établissement dans les écoles, des projets personnalisés dans les dossiers des résidents que j’accompagne, des projets pour la France dans la bouche des politiques. Ca à l’air super d’avoir un projet, tout le monde en a un, même ceux qui n’ont rien. On ne peut pas lutter contre le projet, c’est tellement positif.
J’en étais là de mes réflexions quand je découvre dans ma boite mail pro une note de service concernant un projet de création d’une instance de consultation et de représentation des usagers du Diaconat de Bordeaux. Super, je n’avais pas de projet et on me propose de participer à un projet sur la participation citoyenne des usagers, pour que je sois acteur et promoteur de cette démarche. Je suis donc invité à un instant de réflexion collective.
« Un instant de réflexion », ça me laisse rêveur, ça sonne un peu comme « moment de lucidité ».
« Participation citoyenne », ça laisse rêveur aussi, ça évoque l’éducation populaire, les mouvements émancipateurs, des états généraux du travail social…
Non, en fait, les états généraux du travail social ont déjà eu lieu, voyons voir ce que ça a donné… Bon, rien de révolutionnaire finalement (le gauchiste en moi est un peu déçu), juste à un plan d’action en faveur du travail social et du développement social. Surtout en faveur du développement social en fait. Un plan d’action, c’est une sorte de super projet, dans lequel on se fixe plein d’objectifs super pour mieux accompagner les personnes (« personnes » doit être plus politiquement correct que « usagers »), simplifier les politiques publiques, moderniser la formation, etc.
La première mesure du super projet pour le social, c’est « organiser la participation des personnes à la conception des politiques publiques ». Diantre ! Rien que ça ! Mais c’est énorme, une vraie révolution ! On passe de la démocratie représentative à la démocratie participative pour remettre le citoyen au centre de la décision et je n’étais pas au courant ! (Je me demande si il y a un lien avec le taux d’abstention aux élections, les élus seraient-ils en quête de légitimité ?)
Je ne rêve pas, c’est bien écrit : « La participation des personnes doit être recherchée à toutes les étapes des politiques publiques : depuis leur élaboration, jusqu’à leur mise en œuvre et à leur évaluation ». Bon, le problème maintenant, c’est de trouver les « personnes » qui veulent participer.
Faut pas proposer à tout le monde, on ne sait jamais, il peut y en avoir des cultivés qui ont l’esprit critique. Non, trop risqué ça, ils pourraient s’imaginer qu’ils ont du pouvoir, ou pire, qu’ils représentent une alternative ou un contre-pouvoir. Non, vaut mieux demander à ceux qui sont dépendants de l’action sociale, ceux qui en ont besoin pour manger et trouver un endroit où dormir : l’usager.
Car l’usager, s’il est un peu malin, a bien compris que l’aide qu’on lui apporte est proportionnelle à sa capacité à se conformer aux attentes qui sont projetées sur lui. L’usager s’adapte pour survivre, il a déjà accepté de faire des projets individuels, des contrats d’engagement réciproque, de remplir des formulaires, des déclarations de ressources (moins on a de ressources, plus on passe de temps à les déclarer), il ne prétend pas être en mesure de résoudre ses difficultés par lui-même, il sait écouter quand on lui dit ce qui est bon pour lui, et en plus il dit merci. Le participant idéal à l’idéal de participation.
Il ne risque pas de faire des vagues, il a trop à perdre. Y’a plus qu’à le faire participer. Facile : il n’y a qu’à décider que «en tout état de cause, les usagers de l’action sociale doivent avoir un rôle plus actif dans la mise en œuvre des réponses appropriées à leurs difficultés, en exprimant leurs besoins, mais encore en devenant de véritables acteurs du changement de leur vie quotidienne ».
Hop, le tour est joué. A nous de nous débrouiller, et ce n’est pas simple. C’est pour ça que nous avons besoin « d’un instant de réflexion collective ». Car « cette forme de participation citoyenne, pour ne pas être seulement formelle et sans lendemain, nécessite l’élaboration d’une pédagogie adaptée ».
Mince, on me demande à moi d’élaborer une pédagogie adaptée pour transformer des gens qui ont des problèmes en conception de politiques publiques. Déjà en 1998, avec la loi de lutte contre les exclusions, des tas de gens intelligents, genre sociologues, se sont demandé comment faire de la citoyenneté et n’ont pas trouvé de réponses, alors moi, petit travailleur social, je me demande où trouver le temps de réinventer l’éducation populaire sans faire de militantisme ou de propagande tout en continuant de faire mon boulot au quotidien, assumer une position d’acteur pour favoriser la participation en respectant la sacro-sainte neutralité bienveillante…
Comme je suis un peu perdu là-dedans, j’ai lu mon texte à des résidents. L’un a déclaré « et ben, on n’est pas dans la merde ! ». Le deuxième m’a demandé du feu, et le troisième, le représentant des résidents (démocratiquement élu avec 100% des votes car il était le seul à se présenter) m’a cité Pierre de Coubertin :
« L’essentiel c’est de participer »
Christophe L.
CHRS des Capucins